9.

Jeudi 17 janvier 1585

Même blanchie par la neige, la ville paraissait toujours aussi sale. Par une rue transversale, le marquis d’O aperçut les tours rondes et les sinistres murailles du Louvre. La sombre forteresse aux mâchicoulis enneigés paraissait glaciale et inhospitalière. En suivant un lacis de ruelles grouillantes enfumées par les cheminées qui tiraient mal et les braseros dans les échoppes, ils gagnèrent la rue Vieille-du-Temple jusqu’à l’auberge de l’Homme Armé.

O ne souhaitait pas que l’on sache qu’il était de retour à Paris. À l’auberge, il s’installa avec Cubsac et son homme d’armes dans un petit cabinet donnant sur la grande salle et se fit servir à dîner pendant que Dimitri et son valet de chambre se rendaient chez Ludovic da Diaceto.

Da Diaceto, banquier florentin installé en France depuis François Ier, avait abandonné la finance pour mener la vie d’un gentilhomme. Il se disait noble homme et comte de Châteauvillain, mais chacun à la cour savait qu’il avait seulement acheté une terre fieffée et une charge de conseiller notaire et secrétaire du roi. Si sa fausse noblesse était tolérée, c’était à la fois pour sa richesse et son mariage. Sa femme, Anne d’Aquaviva, était une ancienne maîtresse de Charles IX qui avait fait partie de la maison de sa sœur Marguerite, devenue reine de Navarre.

Diaceto collectionnait les œuvres d’art et recevait souvent le roi dans son bel hôtel particulier, espérant, à force de cadeaux et de prêts, être doté un jour d’authentiques lettres de noblesse. O l’avait connu en salle d’armes où il s’entraînait régulièrement car, sous une urbanité de façade, le financier était un bretteur d’une rare adresse. Sans être vraiment devenus amis, ils en étaient venus à s’apprécier.

Le marquis d’O n’avait pas encore terminé son dîner quand Dimitri et Charles revinrent. Ils avaient trouvé M. da Diaceto chez lui et le financier attendait M. le marquis avec impatience. François d’O se leva aussitôt et Cubsac abandonna avec regret sa fricassée de pigeons. Ayant repris les chevaux, la troupe partit pour la rue des Francs-Bourgeois.

L’hôtel du financier, qui n’existe plus de nos jours, était édifié entre cette rue et la rue du Marché-des-Blancs-Manteaux. Il possédait deux entrées dont la principale, située rue des Francs-Bourgeois, ouvrait sur une belle cour carrée avec un grand escalier à balustres.

Ludovic da Diaceto reçut le marquis d’O dans sa chambre d’apparat, en présence de son épouse, Anne d’Aquaviva, ce qui était un signe d’immense courtoisie. L’ancien banquier portait un pourpoint de satin à collet brodé sur une chemise à col rabattu, de hautes bottes en peau, des hauts-de-chausses en velours violet et un toquet à plume violette agrafée à une émeraude. Il marqua à François d’O infiniment de respect, bien qu’il connût sa disgrâce, le faisant asseoir dans un très confortable fauteuil qu’il réservait habituellement au roi.

Le marquis d’O apprécia cette délicatesse et, après un bref échange de politesses, demanda au comte de Châteauvillain s’il pouvait le loger pour quelques jours.

— Ce sera un honneur, monsieur le marquis, répondit Diaceto en s’inclinant. Je vous laisse dès à présent cette chambre. J’irai réinstaller chez mon épouse.

D’un geste de la main, il balaya les lieux pour faire comprendre à son hôte que tout était à sa disposition.

O secoua négativement la tête.

— Monsieur le comte, personne ne doit connaître ma présence à Paris. Je souhaiterais plutôt une chambre discrète, car je recevrai, peut-être dès ce soir, une importante visite.

Diaceto haussa un sourcil interrogateur teinté d’une légère inquiétude.

— Celui qui viendra est un habitué de votre maison, le rassura le marquis, qui avait remarqué le soupçon de crainte de son interlocuteur. Personne ne s’étonnera de sa venue, même si elle est tardive.

— Un habitué ? intervint Anne d’Aquaviva avec un sourire enjôleur.

— Oui, madame, s’inclina le marquis, qui avait remarqué à quel point l’épouse de Diaceto était belle et attirante.

Il se souvenait que Marguerite, la sœur du roi, la surnommait Bouffonne pour son charme, et que Ronsard avait célébré sa beauté en vers[37]. Par courtoisie, il se devait de lui répondre, aussi donna-t-il le nom du visiteur attendu. Le couple resta un instant silencieux, mais ils avaient suffisamment l’habitude des intrigues de la cour pour savoir qu’il aurait été malséant de faire preuve de plus de curiosité, d’autant que le marquis d’O n’était pas réputé pour sa patience.

Le financier proposa donc à son hôte la chambre de son maître d’hôtel, au deuxième étage. Ses gens seraient logés dans une petite pièce attenante réservée à des domestiques qui, eux, iraient sous les combles.

Un petit cabinet marqueté disposant de tout le nécessaire d’écriture se trouvait dans une alcôve de la chambre. O s’y installa et écrivit une courte missive qu’il cacheta avec son sceau. Il appela ensuite Cubsac pour qu’il porte la lettre au gouverneur de Paris, son beau-père, M. de Villequier.

Un peu plus tard, Cubsac étant parti, le marquis s’installa dans la chambre de l’intendant et donna ses ordres à ses domestiques. Charles rangerait ses vêtements dans un coffre pendant que Bertier surveillerait que les valets d’écurie s’occupent bien de leurs montures. Quant à Dimitri, il l’envoya rue de la Plâtrière.

Quelques années plus tôt, François d’O avait acheté au maréchal de Retz[38] – pour 42 000 livres – un hôtel et une petite maison dans cette rue toute proche qui allait de la rue Saint-Martin à la rue Beaubourg. En 1583, il avait revendu l’hôtel au duc d’Épernon et il ne lui restait que la maison. Celle-ci était vide et Dimitri était chargé de vérifier son état. Si leur séjour à Paris se prolongeait, O avait décidé d’acheter ou de louer un lit et quelques meubles.

Vers six heures, Ludovic da Diaceto invita son hôte à souper dans sa chambre avec la belle Anne d’Aquaviva. Le repas fut agréable et savoureux, avec un premier service de pâtés de veau suivi d’un cochon de lait, d’un chevreuil, de jeunes pigeons bouillis et d’un lapin admirablement cuisiné. Bouffonne, en vertugadin turquoise aux manches en gigot et grand collet ouvert en éventail, qui dévoilait généreusement ses appas, donna surtout de coquines nouvelles des dames de la cour. Le marquis d’O étant réputé pour sa galanterie, il apprécia fort ses historiettes. Ce n’est donc que vers la fin du souper que le banquier informa son hôte sur ce qu’il savait des activités du roi, et sur les récents événements politiques.

O avait eu connaissance de l’assemblée des églises réformées à Montauban, mais il ignorait que, deux mois plus tôt, M. de Mornay avait porté au roi les remontrances qui y avaient été votées, ainsi qu’un message d’Henri de Navarre écartant l’idée de changer de religion.

Sitôt connu, ce refus avait provoqué une agitation hostile dans la capitale. L’Europe restait gouvernée par la règle de la paix d’Augsbourg, le principe cujus regio, ejus religio : la religion du prince est la religion des sujets. Si Navarre devenait roi et restait protestant, martelaient les curés de Paris, tout le monde deviendrait protestant. C’était faux, bien sûr, Henri de Bourbon ayant toujours défendu la liberté religieuse, mais l’argument portait. Dans les sermons, les prêtres rappelaient à leurs ouailles combien leur vie était dure. Ils étaient accablés par la guerre civile, la cherté des grains et le fardeau des impôts. Ces souffrances ne seraient pourtant rien comparées à celles qu’ils subiraient dans l’au-delà, car ils seraient damnés s’ils laissaient le Béarnais imposer l’hérésie. Le soutien du duc de Guise au cardinal de Bourbon pour qu’il accède au trône à la place de Navarre, si le roi restait sans descendance, avait donc été accueilli avec soulagement par la bourgeoisie et la populace, expliqua Diaceto. On murmurait que les forces vives de la cité, appuyées par le duc de Mayenne, s’étaient rassemblées en une secrète confrérie. Le bruit courait que les bourgeois s’armaient pour se défendre d’une nouvelle Saint-Barthélemy cette fois conduite par Henri de Navarre. Des pamphlets infamants circulaient, des placards étaient collés sur les portes, et des prêches virulents dans les églises faisaient le procès d’un roi que l’on accusait de soutenir secrètement l’hérésie.

— Sa Majesté ne s’inquiète pas ? s’enquit O, qui se demandait si cette agitation n’avait pas un rapport avec sa venue à Paris.

— Pour l’instant, non. Il s’amuse, se plaît à découper des images et s’intéresse surtout au nouveau règlement qu’il a édicté pour ses gentilshommes, répliqua Diaceto d’un ton désabusé.

— De quoi s’agit-il ?

— Les gens qui l’entourent devront désormais, durant leur service, être vêtus d’un habit de velours noir avec une chaîne en or et un bonnet en guise de chapeau.

— Je reconnais bien Henri, dit O avec indulgence.

— Heureusement, d’autres veillent, monsieur le marquis. Il y a M. de Richelieu – le Grand prévôt de France –, et surtout M. d’Épernon, poursuivit Diaceto avec chaleur. Épernon a engagé sur sa cassette quarante-cinq gentilshommes gascons dont le capitaine est François de Montpezat, seigneur de Laugnac, et qui, par roulement de quinze, entourent le roi à tout moment.

— J’en ai entendu parler, fit O avec froideur.

— Chaque jour, le royaume ressemble un peu plus à une barque démâtée dans la tempête. Le peuple a beau haïr Épernon, on se demande ce que deviendrait la France sans lui. Il doit sous quelques jours prêter serment de colonel général, et j’espère qu’il gardera le bon cap.

— Et les Guise ? s’enquit O qui détestait qu’on loue M. de Nogaret.

— Aucun n’est à Paris, dit-on, mais nul ne sait qui loge dans l’hôtel de Clisson. Mayenne est toujours dans le Poitou pour tenter de réduire les troupes huguenotes et le Balafré serait à Joinville. Seule leur sœur, Mme de Montpensier, habite au petit Bourbon[39].

— Savez-vous qui a été élevé dans l’ordre du Saint-Esprit, cet hiver ?

Cet ordre de chevalerie – le plus prestigieux d’Europe – avait été créé par Henri III pour s’attacher étroitement les seigneurs de la cour. O n’en faisait pas partie, pourtant Anne de Joyeuse et Jean-Louis de Nogaret – le duc d’Épernon – y avaient été reçus en 1582, comme Henri de Guise en 1579.

— Trois personnes seulement, monsieur, dont le gouverneur de Metz.

Finalement, dans tout ce que racontait Diaceto, O ne voyait rien de bien neuf. Guise poussait ses pions, et le cardinal de Bourbon en était un. Il tentait sans doute d’obtenir une alliance avec les bourgeois parisiens pour compléter celle qu’il avait désormais avec l’Espagne. Mais alors pourquoi l’avait-on fait venir ?

Il espérait qu’il aurait vite la réponse.

Le souper terminé, le marquis resta seul un moment dans la cage d’escalier ajouré, l’esprit vagabondant, regardant sans les voir les flammes des torches de résine que da Diaceto avait fait allumer dans la cour. La neige tombait à nouveau et fondait en touchant le sol couvert de crottin, ce qui provoquait une épaisse vapeur. Cubsac tirait l’épée avec un garde de l’hôtel. Dimitri regardait en riant. O songea un instant à un assaut amical avec le Gascon, pour connaître sa force de bretteur, mais il en repoussa l’idée. Il était trop impatient pour pouvoir se concentrer dans un combat. Finalement, il regagna sa chambre, non sans avoir rappelé ses instructions à ses gens.

Avec l’accord de M. da Diaceto, les portes de l’hôtel resteraient ouvertes toute la nuit. Sitôt qu’un visiteur, sans doute avec une escorte, se présenterait pour lui, Dimitri le conduirait chez lui, en évitant qu’on ne le voie.

Il n’avait plus qu’à attendre.

Dans la chambre, le temps passa lentement. O connaissait suffisamment bien le protocole de la cour pour savoir que la visite qu’il attendait serait tardive. Le roi, qui menait une vie publique sauf le matin durant le conseil, ne pouvait s’éloigner de ses courtisans. Le soir, c’était la cérémonie du souper, puis le monarque devait être présent au concert ou au bal.

Le marquis d’O s’était installé devant la cheminée et rêvait devant le feu. Charles, qui dormirait dans une alcôve, sur un lit de sangles, venait régulièrement remettre du bois dans le foyer et moucher les bougies des chandeliers. Par instant, il entendait des éclats de voix dans la rue. Cubsac, Dimitri, et les hommes d’armes de Diaceto discutaient bruyamment. Viendrait-il ? se demandait O. Et s’il ne venait pas, que pouvait-il faire ? Il ne savait même pas pourquoi Il avait besoin de lui !

O en vint à méditer sur cette cour qu’il avait quittée alors qu’il en était un des plus puissants favoris. Il en connaissait toutes les subtilités, et tous les dangers. Il avait été le confident du roi, son conseiller, surtout en matière de finance. Il en avait d’ailleurs gagné le titre infamant d’archilarron, par allusion aux archimignons Joyeuse et Épernon. Avant sa disgrâce, c’est lui qui gérait les comptants, ces sommes que le roi n’avait pas à justifier devant la cour des Aides. S’il était resté, il serait maintenant chevalier du Saint-Esprit. Il aurait même pu devenir le premier des ministres, décider de la politique du royaume, transformer et apaiser le pays. Il aurait pu réussir. Il avait le talent nécessaire, contrairement à Anne de Joyeuse et à Jean-Louis de Nogaret qui disposaient maintenant de tout le pouvoir.

Il songea qu’il n’avait jamais ressemblé à ces deux-là. L’un était futile et impulsif, et l’autre cruel et orgueilleux. Lui n’avait jamais agi sur un coup de tête, même pour décider de son infortune, et il ne se laissait jamais conduire par ses passions.

Évidemment, sa jalousie envers Joyeuse et Épernon avait été un bon prétexte pour justifier sa disgrâce. Mais aujourd’hui, alors qu’il rêvait devant la cheminée, il se demandait s’il avait eu raison. Il soupira, essayant de chasser ces idées noires. Les regrets ne servaient à rien.

Soudain, il entendit des martèlements au loin et son cœur se mit à battre plus fort. Il se leva. Le martèlement s’intensifia, puis ce fut le fracas d’un équipage et le roulement d’une voiture. Une nombreuse troupe entrait dans la cour.

Il regarda par la fenêtre à meneaux, aux petits verres en losange sertis dans le plomb. À la lueur des flambeaux de cire, il aperçut dans la cour un grand nombre de cavaliers, plus d’une trentaine certainement. Il ouvrit la fenêtre et la neige pénétra dans la chambre en tourbillonnant. Plusieurs hommes de la troupe lui étaient familiers, comme Villequier ou Montpezat, qui donnait des ordres à l’escorte.

Il referma la fenêtre et attendit. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit sur Dimitri, qui s’effaça pour laisser entrer son beau-père.

M. de Villequier n’avait pas changé. Certes, il avait grossi, épaissi, mais la sauvagerie transparaissait toujours autant sous ses mouvements. Une large lame à manche de cuivre pendait à sa taille. Il le salua d’un rude hochement de tête. Derrière le gouverneur de Paris suivait un petit bonhomme maigrelet, à la démarche chancelante. Un puissant halo de parfum l’entourait. Pâle, presque chauve quoiqu’il n’eût que trente-cinq ans, le front haut et dégarni sous son toquet noir à trois plumes serties de diamant, ses yeux cernés étaient profondément enfoncés dans leur orbite. Il considéra O d’un regard fixe. Avec ses joues maquillées de poudre rose, sa courte barbiche, sa bouche frémissante de contractions nerveuses, il faisait penser à quelque bateleur italien en plein spectacle. À ses oreilles pendaient deux grosses perles serties dans de lourdes boucles d’or et il était vêtu d’un épais manteau à fausses manches, entrouvert, sous lequel on apercevait son pourpoint noir passementé de noir, sans aucune perle ou pierrerie. Ses trousses rebondies, incarnates, apportaient la seule note de couleur dans son habillement. Il n’avait pas d’arme, sinon une dague ciselée au manche de vermeil attachée à la taille.

C’était le roi. Henri III. Le dernier des Valois.

O réprima une grimace de déception. Il trouvait le roi bien changé. Son teint blanc et précieux s’était terni et la grâce de son maintien s’était transformée en langueur. Le marquis ressentait une pointe de déception quand, brusquement, Henri III lui lança ce regard vif qu’il connaissait si bien. Il fut rassuré, le roi n’avait rien perdu de cette intelligence perçante qu’il avait toujours admirée.

Derrière lui, suivait M. du Plessis, seigneur de Richelieu, le Grand prévôt de France. Lui au moins était toujours le même avec son visage émacié et sa fine barbe noire. Il était en justaucorps noir et mantelet, coiffé d’un toquet avec une sinistre plume de corbeau, et une lourde épée à arceaux de bronze était serrée à sa taille. Derrière encore venait M. Pomponne de Bellièvre, le surintendant des finances. C’était le plus âgé de la troupe. Cheveux courts et blanchis sous un toquet blanc, petite fraise à l’ancienne avec un pourpoint noir. Il gardait cette épaisse barbe que O avait toujours connue, celle qu’il portait déjà en Pologne.

— Bonsoir, O, fit le roi, en s’approchant du fauteuil près du feu. Je suis gelé, ajouta-t-il en ôtant ses gants.

Fins et blancs, ses doigts semblaient moulés dans de l’albâtre.

O s’inclina très bas.

— Bonsoir, Votre Majesté.

— Quatre ans ? Cela fait bien quatre ans que je t’ai chassé ? demanda Henri III avec ironie.

— Oui, Sire, je m’en souviens encore, c’était en octobre 1581. Le jeu, les disputes avec Joyeuse et Épernon ont eu raison de moi.

Le roi eut un rictus tandis que Dimitri entrait avec des verres et des liqueurs que Diaceto avait fait porter. Il servit chacun avant de se retirer dans un coin de la pièce.

— Tu as abattu du bon travail, François. Ton plan n’était pas si mauvais.

— Merci, Sire.

— Comment va mon beau cousin, Guise ? s’enquit le roi avec ironie.

— Il y a quelques jours, j’ai eu des nouvelles de lui par Mayneville. Il s’est réuni avec ses cousins et son frère Mayenne, il y a deux semaines, dans la maison de Bassompierre, près de Nancy, puis le 31 décembre à Joinville, où ils ont signé un traité secret, avec l’assentiment de Philippe II et de Grégoire XIII.

— Vous saviez ça, Richelieu ? demanda Henri au Grand prévôt, sans cacher sa surprise.

— Non, Majesté. Je savais qu’il y avait un projet mais j’ignorais qu’un traité eût été signé.

— Qu’y a-t-il dans ce traité ?

— Parmi les signataires, il y avait deux représentants de Philippe II, Votre Majesté. Les participants ont décidé que le prochain roi serait le cardinal de Bourbon, et non son neveu Navarre. Puis ils se sont engagés à détruire toutes les hérésies, à extirper le protestantisme tant en France qu’aux Pays-Bas, et à instaurer l’inquisition pour y parvenir. Il y a encore d’autres clauses ; la fin de l’alliance avec les Turcs par exemple, ou la reconnaissance des articles du concile de Trente.

Henri se força à rester impassible. Il connaissait les ambitions de Guise qui aimait dire que sa famille descendait de Charlemagne et de son dernier fils, Lothaire, à qui Hugues Capet avait volé le trône. Guise laissait ainsi entendre qu’il pourrait faire valoir son droit à la couronne, lorsque s’ouvrirait la succession. Seulement, comme le Balafré n’avait pas tant de fidèles, il proposait benoîtement de laisser le trône au cardinal de Bourbon, qui n’avait pas de descendance.

Chacun savait que Bourbon ne serait qu’une marionnette !

Mais le roi n’était pas encore mort ! Il n’avait même pas trente-cinq ans ! Le cœur empli de rage, Henri III serrait les poings si fort que ses ongles lui blessèrent les paumes.

Indifférent à son courroux, le marquis d’O ajouta :

— Ce n’est pas tout, Sire. D’autres Grands seront encore approchés pour signer ce traité : le duc de Nevers, qui hésite, le duc de Mercœur qui l’acceptera, et surtout le duc de Lorraine.

Malgré son visage de marbre, Henri accusa le choc. Il avait toujours choyé le duc de Nevers, bien qu’il soit Italien et étranger, et les deux autres étaient ses beaux-frères ! Jamais il n’aurait songé à une trahison de leur part.

— Quant à Mayneville, il venait me voir pour me rappeler mon allégeance aux Lorrains…

À ces derniers mots, le roi eut un sourire amer.

— … Je dois leur donner le château de Caen quand ils me le demanderont.

— Quand ça ?

— Au printemps, ou à l’été, Sire. Guise prépare quelque chose, mais j’ignore encore quoi.

— Il sera furieux contre toi quand il saura que tout ça n’était que comédie, ironisa le roi.

— Va-t-il le savoir, Sire ?

— Oui, car j’ai besoin de toi. D’ici cet été, ta disgrâce aura pris fin. Tu m’as suffisamment bien renseigné des projets de ce félon, durant ces quatre années. Maintenant, la lutte va se poursuivre ouvertement. Il ne reste plus qu’à résoudre un dernier problème.

Il se tourna vers Richelieu et lui expliqua :

— C’est O qui a dénoncé Salcède, en 82. Sans lui, je n’aurais rien su des intentions de ce criminel contre mon frère. Et je ne compte pas tous les projets de mon cousin qu’il m’a fait connaître. Si je suis encore roi aujourd’hui, c’est à lui que je le dois.

Apparemment, le Grand prévôt, comme Bellièvre, avait été mis récemment dans la confidence de la fausse disgrâce de O, contrairement à Villequier qui savait tout depuis le début.

— Quand O m’a proposé son plan, il y a quatre ans, j’avais refusé, continua le roi. Il me suggérait tout simplement de rallier mes ennemis pour mieux les dénoncer ! Disgracié, il les rejoignait et m’informerait de leurs desseins. C’était non seulement dangereux mais contraire à l’honneur. Savez-vous ce qu’il m’a dit quand je le lui ai reproché ? « Je ne change pas de fidélité, Sire, je reste votre sujet, mon roi. Ce sont eux les félons. »

Richelieu approuva de la tête tandis que le roi poursuivait :

— O a donc juré au nom de la Sainte-Trinité et du précieux sang de Jésus-Christ, il a juré sur les Saints Évangiles, sur sa vie et son honneur, de garder inviolable ce qu’il apprenait des projets des Lorrains, sous peine d’être à jamais parjure et infâme, indigne de noblesse et honneur, marmonna le roi d’un ton monocorde qui fit sourire l’assistance.

» Seulement Guise semblait ignorer qu’en tant que représentant de Notre Seigneur, je peux relever mes sujets de n’importe quel serment infâme, et c’est ce que j’ai fait, précisa-t-il plus sèchement.

— Mais pourquoi arrêter maintenant, Sire ? demanda O. Je peux encore apprendre beaucoup de choses quand justement Guise se prépare à l’offensive…

— Parce que la situation devient intenable pour moi, François, et je ne vois que toi pour trouver une issue, répondit Henri III en écartant les mains.

Il se tut un instant avant de déclarer :

— J’ai de moins en moins de pécunes, François.

— Vous n’en avez jamais eu beaucoup, Sire, répliqua O en souriant.

— C’est vrai, mon grand économique, mais jamais à ce point. Je viens de proposer tout ce qui me reste, deux cent mille écus, à mon beau-frère Navarre pour le remercier de ne pas avoir cédé aux sirènes du roi d’Espagne et pour qu’il se retourne contre Guise. Après, je n’aurai plus rien, et il m’est impossible d’augmenter encore les impôts. Le peuple ne l’accepterait pas. Ma mère et moi empruntons tellement depuis dix ans que plus personne ne veut nous prêter et tous les bijoux de la couronne ont déjà été gagés. Or Guise, qu’on dit pourtant ruiné – il aurait plus de sept cent mille écus de dette –, a de plus en plus de pécunes, alors qu’il ne reçoit en revenu que cent mille écus[40] ! Ainsi, il vient de lever de nouvelles troupes à qui il a donné trois cent mille écus. Où trouve-t-il tant d’argent pour acheter des armes et des hommes ?

» J’ai demandé à Richelieu de se renseigner, mais il n’a pu pénétrer les desseins des Lorrains. Bellièvre est tout aussi impuissant, alors j’ai songé à toi, mon grand économique. Tu es introduit auprès de Guise, et qui mieux que toi comprend les circuits financiers du royaume ? Je peux te faire confiance, et tu es le seul à avoir suffisamment de cervelle. Trouve pourquoi je suis si pauvre et Guise si riche. Ce sera ta dernière mission. Au demeurant, tu viens de le dire, Guise veut le château de Caen, et il est hors de question qu’il l’obtienne.

Le marquis d’O hocha du chef avant de déclarer :

— J’ai rencontré Guise deux fois l’année dernière, mais il ne m’a jamais parlé d’argent. En revanche, je sais, toujours par Mayneville qui est mon parent, que dans ce traité signé à Joinville, le roi d’Espagne se serait engagé à lui verser six cent mille écus s’il lui donnait Cambrai.

— Mais Cambrai est toujours à nous, protesta Villequier. Et puis, Philippe II promet beaucoup, mais ne respecte jamais ses promesses.

O soupira. Son beau-père avait raison. Mais que pouvait-il faire ? Henri comprit son désarroi.

— Je ne me fais pas d’illusion, mon ami. Et je te préférerais à Caen qu’ici, n’ayant guère confiance dans les échevins de cette ville. Mais avant le printemps, il ne se passera rien. Reste à Paris jusqu’en mars et renseigne-toi. Si on pouvait couper les sources de financement de Guise, il ne pourrait reprendre les hostilités. Et si je savais pourquoi je suis si pauvre, je saurais y porter remède.

— Je vais essayer, Sire, promit François d’O… Il me revient que j’ai joué à la balle avec le duc contre M. Nasi, l’année dernière. C’est un financier que connaît Diaceto. Il y avait là M. Isoard Cappel et, après notre rencontre, ils se sont tous trois réunis pour un conclave discret. M. Cappel passe pour être un financier très proche de l’Espagne.

— Il est italien, n’est-ce pas ? questionna le roi.

— Niçois, Sire, intervint Bellièvre. À la fois proche de Rome et de Madrid. C’est l’homme de confiance de l’ambassade d’Espagne. Comme banquier, il gère de grosses sommes pour eux.

— Ce pourrait être lui le financier de Guise ? demanda Richelieu. Je peux le faire arrêter…

— Non ! Il faudrait que j’interroge Cappel moi-même, et avec mes méthodes. Mais ce ne sera pas facile… Il me faudrait entrer chez lui. Je doute qu’il me reçoive et qu’il réponde à mes questions.

— Pour ça, je peux vous aider, proposa le Grand prévôt après une seconde de réflexion. M. Cappel participe à des réunions secrètes avec des bourgeois renégats qui veulent reconstituer une ligue, comme celle qui existait, il y a quelques années. Il en serait même le trésorier. J’ai appris cela récemment. Je peux connaître le jour et l’heure de leur prochaine assemblée et vous n’auriez qu’à l’attendre devant chez lui, quand il rentrera.

— Il habite rue des Arcis, à l’enseigne de Saint-Sébastien, intervint Pomponne de Bellièvre, qui connaissait tous les financiers de la capitale. Un bel hôtel avec cour et écurie, fort pratique pour ses affaires… Mais, monsieur de Richelieu, fit Bellièvre en se tournant vers le Grand prévôt, qui sont ces gens qui complotent ainsi ? Vous ne nous en aviez jamais parlé ?

— Ce sont des gens de peu, répondit Richelieu avec férocité. Mais rassurez-vous, je les tiens tous dans ma main et, quand je le voudrai, je les ferai pendre.

Le roi hocha du chef d’un air las, comme si le sujet était de peu d’importance.

— Et pour mon indigence, O, que peux-tu faire ? demanda-t-il d’un ton haut perché, faussement geignard qui fit à nouveau sourire tout le monde.

Il joignit ensuite l’extrémité de ses doigts et souffla dans ses paumes avant de jeter un regard vif au marquis.

— Vois-tu, O, je n’ai pas ta science, ni celle de Bellièvre, mais j’ai un peu de cervelle. Il m’est venu l’idée que les pécunes qui me manquent passent de mes poches dans celles de Guise. Villequier a raison, le roi d’Espagne ne lâche pas si facilement ses pistoles. En vérité, je crois que Guise me rapine…

— Qu’en est-il exactement, monsieur de Bellièvre ? demanda le marquis en s’adressant au surintendant.

Il savait pertinemment que le roi était incapable de compter, et que cette indigence, dont il parlait, n’était sans doute que le fruit de sa prodigalité envers Épernon et Joyeuse. Si Guise avait de l’or, celui-ci venait forcément d’Espagne, comment le Lorrain aurait-il pu voler le roi dont l’argent était enfermé chez des banquiers ou au trésorier de l’Épargne ?

Pomponne de Bellièvre était un vieux camarade du marquis d’O, qui l’estimait. Le surintendant des finances l’avait accompagné en Pologne, avec Villequier et Richelieu. Ce voyage avait forgé un solide compagnonnage entre ces hommes, pourtant si différents. À son retour en France, Henri avait nommé Bellièvre surintendant des finances pour son honnêteté, sa bonne connaissance des milieux financiers et surtout sa loyauté.

— Sa Majesté a raison, répliqua Bellièvre, au grand étonnement du marquis. Depuis quatre ans, tous les impôts, que ce soient les tailles, les aides ou la gabelle, rapportent de moins en moins. L’année dernière, nous avons même dû entériner une baisse de la taille de deux cent cinquante mille livres[41].

O savait que les rentrées fiscales baissaient même en Normandie, une province qui donnait le quart des impôts du royaume, et que des soulèvements contre les receveurs étaient de plus en plus fréquents dans les villages.

— Les tailles sont les plus touchées, notamment dans l’élection de Paris. Il est fort difficile de comparer les années les unes aux autres, puisque les comptes ne sont jamais arrêtés à la même date et que bien des opérations se chevauchent, mais j’ai pu estimer les pertes : cent mille livres en 1581, deux cent cinquante mille l’année suivante, quatre cent mille sans doute en 1583 et peut-être six cent mille en 1584. Face à cette disette d’argent, nous avons réduit toutes les dépenses, et donc celles de l’armée, des Suisses, de l’artillerie et de la marine.

— Un total de près d’un million et demi de livres ? s’étonna O qui calculait vite. Comment serait-ce possible ? Un détournement ? C’est impossible ! Les vérifications des contrôleurs de l’élection et du bureau des finances sont minutieuses et tatillonnes…

— C’est sans doute ma faute, grimaça Bellièvre. J’ai dû passer trop de temps à m’occuper de la diplomatie du royaume, je suis allé en Flandre… j’ai dû aussi négocier avec les huguenots. Pendant ce temps, j’ai laissé faire mes intendants et sans doute n’ont-ils pas été assez vigilants. Vous savez qu’ils sont quatre, dont deux contrôleurs des finances chargés de vérifier les pièces comptables de recettes des receveurs des tailles et des dépenses du trésorier de l’Épargne. Apparemment, ils n’ont rien vu ! Les malversations semblent particulièrement adroites. En juin dernier, sur ma demande, M. le chancelier a fait le procès de quelques trésoriers douteux, mais il n’en est rien sorti. Fort contrarié, j’ai ordonné à M. Benoît Milon, mon premier intendant, de se retirer dans ses terres et de rendre son office. Il a tellement eu peur d’être pendu qu’il s’est enfui en Allemagne, mais les vérifications ont montré qu’il n’était pour rien dans cette évaporation des tailles.

» Ne sachant plus que faire, j’ai demandé à M. Antoine Séguier, qui est maître des comptes et conseiller au parlement, d’entamer une vérification détaillée de ces quatre dernières années. Il en a chargé un contrôleur fort talentueux et j’attends le résultat de ses investigations.

Quand Bellièvre eut terminé, le marquis d’O resta silencieux un moment. Il comprenait mieux pourquoi le roi avait fait appel à son grand économique. Mais la tâche paraissait immense ! Il connaissait suffisamment les circuits financiers et la quantité des pièces comptables pour se rendre compte des difficultés qui l’attendaient. Si des malversations adroites avaient été faites, il serait difficile, sinon impossible, de les mettre au jour si on ne savait pas dans quelle direction chercher.

— M. Antoine Séguier est le frère de Jean Séguier, le lieutenant civil de Paris ? demanda-t-il.

— En effet, je lui fais entièrement confiance.

— Je commencerai demain, promit O. Tout de même, fit-il à Richelieu, faites-moi savoir quand je pourrai interroger Cappel. C’est une direction que je souhaite malgré tout suivre.

— Dois-je vous joindre ici ? s’enquit le Grand prévôt.

— Non, j’ai une maison rue de la Plâtrière, à l’enseigne du Cheval bardé. Vous pourrez m’y faire parvenir des billets quand je ne serai plus ici. De mon côté, je crois que le mieux est que je reste seulement en relation avec mon beau-père. Tant que Guise et ses amis ignorent que je suis à Paris, c’est aussi bien.

— Je te ferai porter mille écus, François, dit le roi en se levant. Je ne peux pas faire mieux en ce moment. Je n’ai plus rien.

— J’ai ce qu’il faut, Sire, et je préférerais garder M. de Cubsac à la place de cet argent, proposa François d’O. Je n’ai pas beaucoup de gens en qui je peux avoir confiance ici, et surtout qui sachent se battre. Cubsac a fait ses preuves durant le voyage.

— Qui est Cubsac ?

— Un Gascon, Sire, intervint Villequier. Il devait faire partie des quarante-cinq mais il est arrivé trop tard. C’est lui qui a porté ma lettre à M. d’O, à Courseulles.

— Le quarante sixième ? ironisa le roi. Je te le donne, François. Dis-lui qu’il aura les mêmes gages que les autres.

Dans son coin, Dimitri réprima un sourire.

— Encore un mot, monsieur le marquis, fit le Grand prévôt, le mot du guet pour la semaine est Orléans et Gascogne ! Avec ça, on ne vous demandera rien si vous circulez la nuit. En revanche, je ne connais pas le mot du guet bourgeois. Il vous faudra faire attention.

La nuit, le guet bourgeois et celui du chevalier du guet veillaient à la sécurité des Parisiens. Le premier tirait son origine du privilège des bourgeois de Paris à se défendre eux-mêmes ; ils organisaient donc des rondes et surveillaient les portes de la ville. Le second, le guet royal, dépendait du gouverneur de Paris.

Tout étant dit, O raccompagna le roi et ses compagnons à leur carrosse.

Nicolas Poulain rentra de chevauchée ce soir-là. Ayant embrassé femme et enfant, il s’installa devant la cheminée pour reposer ses muscles endoloris et se réchauffer un instant. Son épouse resta avec lui et, quand ils furent seuls – les enfants étant retournés à la cuisine où les servantes préparaient la soupe –, elle lui dit qu’elle avait eu la visite d’un homme du Grand prévôt qui lui avait laissé une lettre. Elle la sortit de dessous le matelas du lit où elle l’avait cachée.

Cacheté avec de la cire verte, le pli ne portait ni arme ni blason. Il l’ouvrit. Il n’y avait qu’une ligne écrite : heure et lieu de la prochaine réunion ?

Pas de signature ni de monogramme.

— Il a dit venir du Grand prévôt ? demanda Nicolas, inquiet.

— Oui, il m’a montré une plaque de cuivre aux armes de M. de Richelieu. Tu m’as si bien expliqué quel était son blason que j’ai fini par le retenir, sourit-elle. Il y avait bien trois chevrons de gueules avec deux épées nues croisées.

Poulain jeta la lettre dans le feu et la regarda se consumer, sans dire un mot.

— C’était important ? demanda-t-elle.

Il lui prit affectueusement la main dont les ongles étaient aussi sales que les siens.

— Il vaut mieux que tu ne saches rien, ma mie.

Le lendemain matin, il donna un papier cacheté au jeune commis de son beau-père. Il lui expliqua où était l’hôtel du Grand prévôt et lui dit qu’il devait remettre ce pli à M. Pasquier. Le cachet de cire était marqué d’une double croix et le pli contenait ces mots :

Les jésuites de Saint-Paul, après complies.

Nicolas se rendit le soir même chez les jésuites, s’interrogeant sur les événements à venir. Richelieu avait-il changé d’avis ? Avait-il finalement décidé d’un coup de force et d’arrêter tous les conjurés ? Il faudrait être vigilant. En cas d’intervention des gardes françaises, ceux-ci ne chercheraient guère à savoir s’il était de leur côté !

Il y eut encore plus de monde que lors de la réunion précédente. Bien que beaucoup soient masqués, Poulain reconnut plusieurs procureurs au Châtelet, des huissiers au parlement, et des membres de la chambre des comptes. Au début de la séance, M. de La Chapelle fit prêter serment à de nouveaux affidés, puis, dans l’intervention qui suivit, un commissaire au Châtelet assura que presque tous les conseillers, procureurs, commissaires et sergents à verge les avaient rejoints. Le curé Boucher prit ensuite la parole pour déclarer que l’université de Paris était désormais avec eux, ainsi que l’armée des clercs de la basoche. Son discours fut ponctué d’exclamations de joie et de congratulations. À son tour, le sergent Michelet assura que plus de cinq cents mariniers avaient hâte d’en découdre avec les forces du roi. Un autre vint promettre la fidélité de plus de quinze cents bouchers et charcutiers de la ville et des faubourgs. À la fin, Louchart intervint pour annoncer le ralliement de six cents courtiers en chevaux qui avaient promis se tenir prêts pour empêcher que les huguenots ne coupent la gorge aux catholiques.

Jamais Nicolas Poulain n’aurait pensé que les idées de la Ligue se propageraient si vite. Malgré son inquiétude, il se força à manifester, comme les autres, un bruyant enthousiasme.

Avant qu’ils ne se séparent, La Chapelle annonça que le conseil des Six qui dirigeait leur union avait décidé d’intégrer en son sein des représentants des seize quartiers de Paris. La sainte union serait désormais dirigée par un conseil des Seize.

Pendant ce temps, M. de Cubsac, François d’O et Dimitri s’étaient installés dans un recoin sombre de la rue Saint-Antoine d’où ils pouvaient voir ceux qui entraient et sortaient de l’établissement des jésuites. O s’interrogeait sur cette réunion nocturne. Richelieu lui avait écrit pour lui dire que Cappel y participerait ce soir, mais il ne savait rien de plus que ce que le Grand prévôt avait déclaré en présence du roi ; il s’agissait de réunions secrètes de bourgeois malcontents qui voulaient reconstituer une ligue. Seulement, ces comploteurs paraissaient bien nombreux et le marquis se promit d’interroger plus longuement Richelieu à ce sujet.

Le froid était fort vif mais il ne neigeait pas. Ils étaient pourtant complètement gelés quand ils virent sortir les premiers conspirateurs. O reconnut Isoard Cappel entouré de deux laquais armés de bâtons et porteurs de lanternes.

On était entre la nouvelle lune et le premier quartier, autrement dit l’obscurité était totale. Certes, ils étaient invisibles du banquier, mais ils n’y voyaient rien eux-mêmes. Aussi, quand les trois hommes eurent pris un peu d’avance, ils les suivirent, guidés seulement par leurs lanternes. Pour éviter les obstacles, ils étaient contraints de marcher au milieu de la rue, parfois dans la rigole d’excréments.

Rue de l’Aigle, à l’extrémité de la rue Saint-Antoine, Cubsac se sépara d’eux. Dès que le Gascon fut certain que Cappel ne pouvait plus le voir, il battit le briquet pour allumer une lanterne qu’il avait emportée avec lui. Puis il remonta le plus vite possible par la rue de la Verrerie jusqu’à Saint-Merry avant de redescendre la rue des Arcis jusqu’à l’enseigne de Saint-Sébastien. Sa crainte était de rencontrer le guet bourgeois mais il n’en fut rien. Dans l’après-midi, il était déjà venu pour repérer la maison de Cappel. Juste avant celle-ci se trouvait une ruelle qui conduisait à une cour. Il s’y glissa, éteignit sa lanterne, puis sortit l’arbalète à cranequin que lui avait confiée O ainsi qu’une longue dague.

Cappel et ses deux valets ne tardèrent pas. Ils arrivaient par la rue de la Tissanderie. Cubsac entendit leurs pas et sortit de son cul-de-sac. Avec leur lanterne, il les aperçut à quelques toises tandis que lui restait invisible. Il se glissa à nouveau dans l’ombre. O et Dimitri ne devaient pas être loin derrière eux.

Au moment où le groupe passait devant la ruelle où il était caché, il sortit et les menaça :

— J’ai une arbalète et une épée. Qui bouge ou crie est mort !

Les valets restèrent pétrifiés, mais Cappel avait une grande habitude des truands et des guet-apens. Il poussa le domestique qui tenait la lanterne. Celui-ci s’écroula, sa lumière tomba sur le pavé et s’éteignit. Dans l’obscurité et la confusion, Cappel détala à toutes jambes pour se cacher dans un recoin ou un creux de porte.

Visant la cuisse, Cubsac tira avec l’arbalète au moment où le financier lui tournait le dos. À cette distance, il ne pouvait le rater et le trésorier de la Ligue chuta, un carreau d’acier planté dans la jambe.

— Pitié ! pleurnicha un des valets, terrorisé et persuadé qu’il allait mourir.

Dimitri et O ne tardèrent pas à rejoindre le groupe. O avait attaché sur son visage le masque de soie dont il avait pris la précaution de se munir.

Cubsac poussa les valets dans le cul-de-sac, leur faisant sentir sa dague, et Dimitri le rejoignit pour les surveiller. O s’était déjà accroupi près de Cappel, espérant que Cubsac ne l’avait pas tué. Il approcha sa lanterne du blessé.

— Pourquoi avez-vous fui ?

— J’ai mal… qui êtes-vous ? gémit Cappel, devinant qu’il n’avait pas affaire à de vulgaires truands.

— Disons que je peux vous remettre au lieutenant civil qui n’aime pas les comploteurs.

— Je ne complote pas…

— Vous serez plus loquace sous les brodequins, mon ami.

Cappel ne répondit pas.

— Je vous laisse le choix : vous répondez maintenant à mes questions sans barguigner, et je vous laisse vous faire soigner. Vous refusez ou vous mentez, et serez remis à l’exécuteur de la haute justice et roué dans deux jours. Que préférez-vous ?

Qui était cet homme ? se demandait Cappel. Mentait-il ? N’allait-il pas le tuer s’il parlait ? Et que savait-il exactement ?

Il décida de répondre… partiellement.

— Que… voulez-vous… savoir ?

— Vous vous dites banquier mais vous n’êtes qu’un agent de l’Espagne, ne niez pas ! C’est vous qui remettez l’argent de Philippe II au duc de Guise !

Ainsi ce n’était que cela ? se dit Cappel avec soulagement. Cet homme ignorait sans doute tout de la sainte union. Si seules ses activités de banquier au service de Guise et de l’Espagne l’intéressaient, il pourrait l’égarer…

— C’est vrai, il m’est arrivé de transmettre des propositions de l’Espagne au duc. Il y a deux ans je lui ai fait porter trente mille écus[42]… Mais depuis, les Espagnols ne m’ont plus rien donné pour lui.

— Vous mentez ! assura O en appuyant sur la fléchette d’une main et en étouffant Cappel avec un pan de son manteau.

Il le libéra un bref instant pour qu’il puisse parler.

— Non… je le jure sur les Évangiles… haleta le banquier.

— D’où viennent les trois cent mille livres que Guise a eues pour acheter des troupes ? Je sais que c’est vous qui les lui avez données ! gronda O. Ma patience a des limites !

— C’est vrai, haleta le banquier, qui souffrait atrocement. Je lui ai même remis cinq cent mille livres. Mais c’était de l’argent du roi…

Du roi ? O songea alors à l’intuition d’Henri III. Se pouvait-il qu’il soit tombé juste ?

— De l’argent rapiné sur les tailles ! affirma le marquis au hasard.

— Vous… le savez ? suffoqua Cappel tant la douleur était violente.

— Je sais beaucoup de choses, n’essayez pas de me mentir. Qui vous remet cet argent ?

— Des receveurs des tailles, ou des collecteurs… Je ne les connais pas… Ils sont… nombreux et, à chaque fois… différents. Ils… me portent parfois de petites sommes. Seul Guise connaît toute l’entreprise… c’est lui qui a tout organisé, mentit-il.

Comme O ne réagissait pas, il précisa :

— Je… ne suis que le trésorier chargé de transmettre… ces fonds à Mgr de Guise… Et je ne suis pas seul, je sais qu’il y a… d’autres trésoriers comme moi. C’est avec eux que j’étais ce soir.

C’était bien possible, jugea O. Guise avait un vrai talent pour organiser ce genre d’entreprise.

— Comment font-ils pour rapiner les tailles ?

— Je… je l’ignore.

O pressa sur la blessure du banquier. Cappel hurla mais son cri fut étouffé par le manteau.

— Comment font-ils ? Répondez ou je vous égorge comme un goret !

— Des sceaux… ils utilisent de faux sceaux…

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Larondelle… Il a fabriqué des sceaux pour falsifier les quittances, les bordereaux et les registres transmis au conseil des finances… Je ne sais pas comment Guise les utilise. Je sais seulement que Larondelle a été pris… et qu’il a été pendu l’année dernière, avec ses complices… pour falsification de seings et de sceaux.

O se souvenait de cette histoire de fraude qui n’avait pas été bien élucidée. Effectivement la copie du registre journal transmis au bureau des finances devait porter le sceau du bureau. La fraude remontait-elle jusque-là ? Dans ce cas, elle serait facile à mettre en évidence.

O se redressa. Il n’avait pas d’autres questions à poser. Restait encore à décider ce qu’il devait faire de Cappel. Devait-il l’achever tout de suite ? Il hésita, n’aimant pas tuer froidement, et se dit que le banquier pourrait lui livrer d’autres informations s’il le gardait vivant.

— Si je découvre que vous m’avez menti, vous êtes mort, assura-t-il. Et si vous tentez de fuir, je vous retrouverai !

Il agita la lanterne pour faire signe à Dimitri et à Cubsac. Ceux-ci le rejoignirent et ils se fondirent dans le noir.

Cappel poussa un soupir et se détendit malgré la douleur insupportable qu’il ressentait à la cuisse. Il avait cru que cet homme était au roi et il avait été un moment persuadé qu’il allait le livrer au lieutenant criminel. Mais il l’avait laissé, donc il venait d’ailleurs.

Qui l’envoyait ? Une seule réponse s’imposait : c’était un agent huguenot qui avait eu vent de ce qui se tramait, mais qui ne savait pas grand-chose puisqu’il avait réussi à lui mentir si facilement. Il ne risquait rien à disparaître ; le roi ignorait tout de la sainte union et ne s’en prendrait certainement pas à ses biens.

— Portez-moi dans l’hôtel. Et dites à l’intendant d’aller chercher un chirurgien, ordonna-t-il à ses valets.

Avant l’aube, soigné et pansé, Cappel gagna l’hôtel de Guise dans une litière. Il fut accueilli par Mayneville qui accepta de l’héberger pour quelques temps. Pendant quelques semaines, sinon quelques mois, Isoard Cappel aurait disparu. Son premier commis gérerait sa banque et il lui ferait parvenir ses instructions.

En rentrant chez lui, le marquis d’O se dit qu’il fallait qu’il en sache plus sur ces trésoriers qui se réunissaient aux jésuites de Saint-Paul. Il irait demain voir Richelieu qui lui dirait ce qu’il savait. Il fallait aussi qu’il trouve quelqu’un pour examiner les registres des tailles. Antoine Séguier pourrait lui indiquer un maître des comptes capable de faire ce travail.

Les rapines du Duc de Guise
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